au moment où le monde entier est touché par un virus, les démocraties promettent de grands changements pour le jour d'après. Mais que peut on en penser?
- Est ce que le monde s'est régulé après la crise financière de 2008? Non
- Est ce que le monde s'est préparé après les crises biologiques de grippes aviaires et autres sras? Pas l'Europe en tout cas.
- Est-ce que les gouvernements privilégient l'économie ou la santé?
Paru dans :
https://www.liberation.fr/amphtml/debats/2020/03/31/et-si-rien-ne-changeait-dans-le-monde-d-apres_1783674
Et si rien ne changeait dans le monde d'après
Que va-t-il se passer une fois la pandémie terminée ? Dans
des sociétés d'abondance dopées au profit, l'être humain ne devient-il
pas, comme dans la crise de 2008, simple variable d'ajustement ou menu
fretin ?
Tribune. Tandis que la pandémie de
coronavirus bat son plein partout dans le monde, les spéculations sur
l’après vont bon train. Les uns, à l’instar de l’économiste Daniel
Cohen, imaginent une économie démondialisée ; les autres, à l’image des
collapsologues, se figurent l’apocalypse (ou «le grand effondrement»)
puis un monde meilleur à inventer ; d’autres encore voient poindre le
danger d’Etats sécuritaires et liberticides, où la gestion du risque
serait confiée à des machines. En temps de crise collective,
l’imagination, dopée par l’angoisse, est fertile et elle échafaude
volontiers des scénarios de changement radical. Cette capacité humaine à
se projeter dans l’inconnu est une force autant qu’une illusion.
Mais que se passerait-il si, une fois la pandémie passée, rien ne
changeait ? Si les grands perdants politiques de la crise, les Donald
Trump, Boris Johnson ou Emmanuel Macron, qui ont notoirement failli, ne
devenaient pas les gagnants de l’après-crise ? Forts de leur victoire
finale dans la «guerre» contre «l’ennemi invisible»,
se présentant comme les sauveurs de la nation, qui nous dit qu’ils ne
seront pas réélus?
L’histoire est riche de ce genre de rebondissements
inattendus. Et si le capitalisme, que de nombreux penseurs de gauche
annonçaient moribond avant la pandémie alors qu’il ne s’était jamais
aussi bien porté, sortait vainqueur de la crise, ses virus mortels –l a
financiarisation de l’économie, les paradis fiscaux, l’explosion des
inégalités – plus puissants que jamais ? La réserve fédérale américaine
ne vient-elle pas d’appeler à la rescousse le gestionnaire d’actifs
BlackRock, dont la puissance et l’opacité font trembler tous les Etats
du monde ?
Ne s’agit-il pas d’un pacte avec le diable, du moins de
l’ingérence inédite d’un acteur privé surpuissant dans un organisme
parapublic régulateur à l’échelle des États-Unis et à l’échelle
mondiale ?
Un chèque en blanc ?
Il est vrai que BlackRock, avec trois autres gestionnaires d’actifs,
avait déjà volé au secours de la Fed en 2008 pour l’aider à sauver les
bourses et les marchés financiers. Plus généralement, la gestion de la
crise de 2020, dont les causes n’ont pourtant rien à voir avec celle de
2008, ressemble à s’y méprendre à celle de sa devancière, en plus fort
encore. Cette fois-ci, les Etats n’ont pas attendu avant de sortir leur
carnet de chèque afin de «sauver l’économie» (était-elle donc si fragile
qu’il fallût déjà débloquer des centaines de milliards d’euros ou de
dollars pour la sauver ?). Dans une surenchère d’annonces spectaculaires
qui donnent le tournis – la palme revenant aux Etats-Unis et à l’UE
annonçant chacun un plan d’aide de près de 2000 milliards de dollars –,
les Etats renoncent à toute orthodoxie financière et à toute règle
jusque-là en vigueur et tentent d’amadouer le courroux des sacro-saints
marchés sans jamais répondre à trois questions clés : où trouveront-ils
tout cet argent ? Qui remboursera la dette colossale de ces emprunts du
siècle ? Quelles seront les contreparties imposées aux banques et aux
entreprises débitrices ?
Comme en 2008, on a l’impression d’un énorme
chèque en blanc donné aux entreprises, aux banques et aux compagnies
d’assurances afin qu’elles remettent leurs employés au travail le plus
vite possible.
Car dans une économie néolibérale débridée, c’est bien de cela qu’il
est question : la bourse ou la vie.
Jusqu’à dimanche 29 mars, Donald
Trump ne cachait pas son impatience de voir les Américains, qui seront
alors en pleine crise pandémique et médicale, reprendre le travail après
le week-end de Pâques, au péril de leur vie. Même l’Allemagne, très
inquiète au sujet de la panne de son industrie, laisse entendre par la
voix de ses deux ministres de l’Economie et des Finances qu’il serait
bon d’assouplir la mesure de quarantaine pour les métiers jugés
prioritaires, qui sont loin de se limiter au seul secteur de la santé.
Et la très vertueuse Suède, modèle d’humanisme, s’interroge
publiquement : la santé de la population ou la santé de l’économie ? La
vie ou la Bourse ? Dans des sociétés d’abondance dopées au profit,
l’être humain devient variable d’ajustement ou menu fretin.
A dire vrai, les pays européens n’ont plus de leçon de morale à
donner aux Etats-Unis ou à la Chine. En France, le président de la
République, après avoir cassé l’hôpital public et être resté sourd aux
revendications du personnel de santé depuis un an, décrète, sans rire,
l’hôpital grande cause nationale. Les médecins et infirmières morts au
combat contre le virus lui en seront reconnaissants. La France et
l’Allemagne avaient affiché le même mépris à l’égard de leur voisin
italien, en refusant d’y acheminer les masques respiratoires qui
auraient permis de sauver des vies. Italie, Espagne, France, chacun est
laissé à son triste sort et chacun compte ses morts.
Une terrible impression de déjà-vu
Comme si, à la lumière crue de la crise, tous les principes
européens, le principe de précaution, la règle de solidarité entre Etats
membres, la clause d’assistance mutuelle (article 42, paragraphe 7 du
Traité sur l’Union européenne) avaient volé en éclat. L’UE, quant à
elle, semble jusqu’à maintenant calquer sa réponse à la crise sur celle
de 2008 – preuve qu’elle n’en a rien appris : largesses infinies
accordées au tissu économique sans contreparties mais refus des pays du
Nord d’émettre des euro-bonds ou des «corona-bonds» par peur de
contamination des «bonnes dettes» par les «dettes pourries».
Bref, une
terrible impression de déjà-vu, renforcée par la situation géopolitique
sans appel. Aux pays du Sud de l’Europe (Italie, Espagne, Grèce,
France), qui souffrent dans leur chair et qui en appellent à un sursaut
solidaire européen, s’opposent les pays du Nord (Allemagne et Pays-Bas
en tête), qui demandent quinze jours de réflexion pour déclencher
éventuellement le mécanisme européen de solidarité (MES, doté de
450 milliards d’euros) précisément prévu pour ce type de crise ! On
croit rêver.
Notre monde est-il vraiment en train de changer ? Les faits, têtus,
tentent à prouver le contraire. Il est juste devenu plus dur, plus
égoïste, plus cynique, plus inégalitaire, moins solidaire qu’en 2008.
Heureusement qu’il existe et qu’il existera toujours des activistes et
des utopistes, des lanceurs d’alerte et des reporters sans frontières,
des citoyens engagés et des médecins dévoués pour panser le monde
d’aujourd’hui et penser le monde de demain.